Modernité et Individualisme – Dualité des Notions

modernité et individualisme

Au-delà des évidences, il s’agit d’interroger le rapport entre modernité et individualisme et ses conséquences pour le lien social et politique. L’individualisme contemporain est souvent un communautarisme, sinon un conformisme, et non une véritable reconnaissance de l’individu.

La disparition de l’individu

  • On pourra interpréter la dérive contemporaine vers un type de société anglo-saxonne à partir de la notion de relation. On se réfèrera à Hume, pour qui toute connexion est conventionnelle, ou à Russel qui se bat contre les relations internes de Leibniz ou de Hegel pour promouvoir les relations externes : il n’est pas dans l’essence des choses d’être liées entre elles.
  • L’admission de plusieurs conceptions de l’excellence humaine, et donc de plusieurs buts pour chaque société, aurait conduit à une fragmentation de la société en associations et en micro sociétés. Et finalement, un émiettement encore plus poussé aurait entraîné jusqu’à la particularité de l’individu, livré hors la loi à lui-même et à son égoïsme.
  • Il y a bien une dérive de ce genre qui s’opère sous nos yeux, et il est vrai qu’elle engendre des ghettos et des micro sociétés, côte à côte, situées dans le même espace géographique soigneusement quadrillé. Mais elle ne se dirige nullement vers la particularité de l’individu : tout au contraire elle rêve de sa disparition.
  • Une haine en effet de l’individu, sommé de devenir transparent à la communauté toute entière, nous paraît la caractéristique dominante des rapports entre modernité et individualisme. L’individualisme moderne ou postmoderne n’exprime que la disparition de l’individu.
  • Nous en voyons la confirmation dans le déploiement extraordinaire du droit, et dans le droit, du pénal. Car dans cette extension, paradoxalement, ce qui disparaît, c’est la loi et la conception de l’individu qui l’accompagne. Elle n’est plus ce qui permet à chacun de faire ce qu’il veut sans avoir de comptes à rendre, parce qu’il est protégé par elle à la fois du tort qu’autrui pourrait lui faire et du tort qu’il pourrait lui infligé. Elle enveloppe les individus dans sa capacité à dessaisir les individus de toute autorité sous prétexte de renforcer leur « responsabilité » et leur « transparence ». D’où le déploiement d’une prodigieuse hypocrisie, qui recrée un espace du secret et de la décision effective, mais dans l’inconfort et la culpabilité du « en cachette ». Il n’est plus possible d’admettre quoi que ce soit sans penser en même temps qu’on ne doit l’évoquer que pour servir « la citoyenneté » et être pédagogiquement correct.
  • Comment en est-on arrivé à cette situation hallucinante, où la modernité qualifie sa propre dérive « d’individualisme », alors qu’il s’agit d’une haine de l’individu ?

« La vie la meilleure »

  • Il faut remonter à Aristote pour situer convenablement l’individu par rapport à la sphère politique. Le point de départ est la recherche du souverain bien, Aristote le définit comme étant ce vers quoi tend toute chose. Il en déduit qu’il y a nécessairement une science « suprême et architectonique par excellence » et qu’elle est « manifestement la Politique ». Ainsi la Cité constitue-t-elle l’horizon indépassable de toute l’activité humaine et l’homme par excellence sera l’homme politique.Dans L’Ethique à Nicomaque, ce n’est plus l’agir politique qui constitue l’humanité, mais le dépassement de l’humanité. La vie la meilleure possible – la vie politique – se trouve dépassée par une vie encore plus excellente, la vie de la pensée. Il donne une nature proprement divine à l’exercice de la pensée.
  • Le caractère inaliénable de l’individu pensant fonde, chez Aristote, la communauté politique. Cette solitude présuppose des relations effectives d’une tout autre nature, mais préfigurant la Cité sans s’y réduire : l’amitié.
  • Hobbes dans Le Léviathan prend bien soin de réserver d’une façon inconditionnelle la sauvegarde de l’individu qui se trouve délié de toute obligation à l’égard du Souverain, dès lors que sa propre vie est en danger. Un droit est reconnu explicitement à chacun de résister aux archers qui viennent l’arrêter. De sorte qu’à la fin ce sont les aveux arrachés par la torture qui se trouvent disqualifiés, et que les mots Human Rights viennent s’inscrire pour la première fois dans l’histoire politique.
  • Faut-il chercher une confirmation chez Spinoza ? Le Traité des autorités théologique et politique est construit, du moins dans sa moitié politique, sur un processus étonnant de réduction des droits de l’individu. La communauté politique est dite d’autant plus forte, et chacun en elle d’autant plus puissant, que la cohésion est plus étroite et les volontés davantage contraintes. Jusqu’au moment où elle rencontre une résistance plus forte qu’elle, parce qu’elle est d’une autre nature, encore que fondatrice pour elle : le droit inaliénable de tout individu de juger par soi-même. Une fois encore, la communauté politique n’a donc pu être réalisée que si elle se trouve limitée non pas par une puissance, mais par le caractère irréductible de l’individualité.
  • Tout se passe comme s’il y avait deux individus : le citoyen et l’individu réel et concret. La confusion entre ces deux individus, la réduction de l’un à l’autre, qui accompagne la naissance de la modernité, conduit à un débat faussé sur « l’individualisme » et au retrait du politique. Elle s’est produite chez Rousseau dans le Contrat social.

La logique de la transparence

  • Il y a chez Rousseau une dégradation de la condition humaine. Les individus ne sont pas entrés complètement dans le jeu de l’état civil. Ils ont gardé quelque chose de leur indépendance naturelle, ils ont gardé quelque chose de leur volonté particulière au lieu de se confier entièrement à la volonté générale. Déchirer entre les deux volontés, ils vont se corrompre en voyant leur propre image dans le regard des autres individus socialisés, en se reconnaissant comme différents. Cette corruption signifie le règne du paraître. Au lieu de paraître ce qu’il est, chacun croit être ce qu’il paraît. D’où le luxe, le mépris, le mensonge. Il n’y a plus qu’un seul individu qui vaille quelque chose : le citoyen.
  • Théoriquement la distinction entre individu privé et individu citoyen est maintenue.

La restauration du politique ne s’obtiendra pas par la dénonciation de « l’individualisme », mais au contraire par l’exigence de la reconnaissance plénière des individus. Car ce sont eux qui fondent la seule véritable universalité.

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1 Response

  1. Olivier Jémima D.A says:

    J’aimerais recevoir plusieurs livres de sciences juridiques et de philososophie.Meri.

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